Totalement inconsciente des réactions que son comportement suscité chez les avides, Luna avait passé la journée entière dans la tentaculaire ville souterraine, cœur palpitant du territoire des fourbes. L'endroit était toujours grouillant de monde, de bruit et d'activités douteuses. La mégalopole troglodyte ne semblait jamais dormir, il faut bien avouer que le cycle jour-nuit n'avait pas beaucoup de sens dans ce lieu de pénombre permanente. Luna s'était mêlée au flot constant d'individus et s'était laissée emporter par le courant, la foule l'avait parfois mené dans de grandes places entourées d'échoppes en tout genre, d'autres fois elle se retrouvait dans des lieux quasi déserts et abandonnés qui lui rappelaient avec nostalgie la ruelle sombre où elle s'était égarée lors de l'une de ses premières visites dans la ville fourbe. Elle n'avait cela dit jamais réussi à retrouver la dite ruelle, comme si cette dernière n'était apparue que pour permettre la rencontre qu'elle y avait faite pour disparaître une fois son office accompli. En ce début de soirée, la cité était aussi active qu'à son habitude et Luna s'était éloignée des artères les plus fréquentées au profit d'une rue à l'affluence modérée. Elle n'avait pas de destination précise, elle n'en avait presque jamais, elle se contentait de suivre le mouvement de la marée humaine et elle continuerait à le faire jusqu'à ce que la fatigue emplisse ses membres et qu'elle se décide alors à rentrer chez elle.
Son cœur battait la chamade et l'adrénaline coulait dans ses veines, elle avait une nouvelle fois pris la décision la plus irrationnelle possible, celle qui la mettait le plus en péril et la sensation d'être dans une situation de danger mortel l’enivrait et la grisait. Elle avait fait un choix qui était une telle folie que cela relevait presque du génie. Un nouveau jeu, un qui l'empêchait presque de dormir la nuit tant elle s'en était éprise. Une partie qui, fait notable, n'avait pas été de son initiative, l'autre joueur l'avait mise au défi et Luna était toujours désireuse de trouver plus de personnes avec lesquelles s'amuser, après tout l'on ne pouvait jouer qu'une seule partie contre elle, trouver de nouveaux participants était donc une difficulté à laquelle elle était souvent confrontée. Cette partie était cela dit un peu particulière, en effet, avant même qu'elle ait commencé la jeune lady savait l'avoir déjà remportée, quoi qu'il advienne son opposant s'était placé dans une situation où sa défaite était assurée, un véritable dilemme cornélien digne des plus grandes tragédies et la jeune femme ne put contenir un frisson d’excitation en imaginant le visage défait de son adversaire lorsqu'il comprendrait qu'il était d'ores et déjà prisonnier d'une toile qu'il avait lui même construite et que chacun de ses actes ne pourrait conduire qu'à le faire s'y enfermer encore plus.
Au cours de sa déambulation, le regard de la jeune lady fut attiré par un banc de pierre à l'aspect quelconque éclairé par le halo de lumière d'un lampadaire. Elle avait marché plusieurs heures et devait admettre commencer à fatiguer, la jeune fille décida donc de s'y reposer quelques instants. Elle s'installa, croisa les jambes et posa sa tête entre ses paumes. Elle observa un moment les passants avec attention, comme s'il s'agissait d'un spectacle captivant. Certains badauds le remarquèrent et lui renvoyèrent son regard avec curiosité, d'autres avec une inquiétude mal dissimulée. Luna pouffa doucement, il était toujours amusant de s'apercevoir qu'elle était probablement bien plus crainte par les fourbes que par les belliqueux avec lesquels elle n'avait eu au final que peu de contact. A vrai dire les seuls qu'elle avait croisé, étaient ceux qu'on lui avait expressément demandé d'éliminer et si elle était là pour avoir cette pensée c'est bien parce qu'eux ne l'étaient plus pour raconter leur rencontre. Elle laissa son regard se perdre un instant dans les mouvements de la foule, se demandant si parmi eux se dissimulait un assassin envoyé par son partenaire de jeu. Elle en doutait fortement, il était bien trop attaché à sa soit disant supériorité morale pour s'abaisser à cela, elle leva les yeux vers le plafond de la grotte et sourit avec amusement, qu'une personne qui se drape à ce point de sa grande vertu et éthique vive dans un lieu où régnait l'obscurité lui semblait d'un ridicule consommé, un paradoxe de plus de cet étrange personnage... Le fil de ses pensées fut coupé par une voix qui retentit à quelques mètres d'elle, quelqu'un venait d'appeler son nom. Surprise, la jeune fille cligna des yeux à plusieurs reprises avant de tourner son regard dans la direction de la voix.
Elle le repéra à bonne distance d'elle, adossé à un mur, bien que son visage demeure neutre, Luna avait senti dans sa voix une pointe d'agacement, la même qu'elle voyait dans ses yeux clairs que ses mèches avaient tendance à dissimuler. La jeune lady pencha la tête sur le côté, perplexe, qu'avait-elle bien fait pour ennuyer cet inconnu ? Elle ne se souvenait pas l'avoir jamais rencontré mais il était vrai qu'elle n'avait pas une bonne mémoire des visages et les gens qui ne faisaient pas grande impression sur elle, finissait bien vite réduit à l'état de silhouette floue dans ses souvenirs. Ne sachant que dire à cet inconnu, elle se contenta de le fixer du même regard curieux que lui avait retourné les passants un peu plus tôt et attendit qu'il continue. Soupirant, ce dernier ne semblait pas être des plus à l'aise et Luna se demanda si les quelques mètres qui les séparaient encore n'étaient pas liés à une appréhension de sa part à l'approcher, elle sourit avec espièglerie à cette idée, l'inconnu était après tout son aîné d'une bonne dizaine d'années et physiquement bien plus imposant qu'elle et pourtant il gardait ses distances comme face à un animal sauvage qu'il ne faudrait pas énerver. Il n'avait pourtant rien à craindre, Luna n'avait pas pour habitude de sauter à la gorge de ceux qui l'interpellaient, il y avait bien eu quelques exceptions mais pour sa défense, les intentions des hommes en question à son égard avaient été des plus discutables.
L'inconnu qui ne l'était plus vraiment puisqu'il venait de lui dire s'appeler Peter, finit par lui expliquer la raison pour laquelle il l'avait approché : les fourbes s'inquiétaient de sa présence récurrente sur leur territoire. La jeune lady demeura un instant interdite face à cette révélation puis éclata d'un rire cristallin et lumineux dont la tonalité innocente et enfantine jurait affreusement dans l'obscure ville troglodyte. Luna mit du temps à retrouver son calme, lorsque ce fut chose faite, elle prit une grande respiration et adressa un sourire d'excuse à son interlocuteur.
- Oh veuillez pardonner mon impolitesse. Je ne me moque pas de vous, je ris de la situation dans laquelle votre clan vous a mis. Pauvre de vous, depuis combien de temps dîtes vous me suivre ? Plusieurs jours ? La chose a du être des plus rébarbatives, si j'avais su avoir un auditoire j'aurais rendu mes déambulations plus palpitantes !
Luna secoua la tête, qu'est-ce que les fourbes avaient encore bien pu imaginer ? Leur propre manque de loyauté faisait d'eux des gens à la méfiance qui frôlait la paranoïa, ce n'était pas surprenant, lorsqu'on est soit même en permanence en train de préparer un mauvais coup, il est aisé de supposer que les autres en font autant. Parfois la jeune lady s'étonnait que leur clan ne s'effondre pas tout entier sur lui-même en luttes de pouvoir intestines, elle supposait que leur inquiétude commune face aux deux autres clans devait prévenir une telle chose de se produire. Elle secoua une nouvelle fois la tête avant de continuer.
- Mais vous ne pouvez vous en prendre qu'à la méfiance légendaire de votre clan, après tout au lieu de m'envoyer une ombre pour me surveiller, il aurait suffit de venir me poser la question ! Après tout je ne mens jamais. Luna se tut un instant et pouffa en songeant qu'il y avait une différence entre mentir et ne pas dire toute la vérité. Mais j'imagine que vos employeurs n'auraient pas cru un traître mot que j'eusse alors prononcé et qu'ils vous auraient tout de même ordonné de me suivre, comme ils doivent en ce moment même faire aussi suivre tous leurs ennemis en cette ville dans l'espoir de découvrir avec lequel l'infâme Luna Avencurus peut bien conspirer !
La jeune lady rit de nouveau, amusée par la quantité ridicule de ressources qu'elle avait probablement fait gaspiller à ces gens par sa seule présence. Cette attitude tranchait tellement avec la sienne qui accueillait le danger à bras ouverts, allant même à le rechercher de manière active comme c'était le cas actuellement, plongée seule en territoire hostile sans plan ni échappatoire. Et pourtant c'étaient bien eux qui tremblaient du fait de sa présence ici et non l'inverse. Luna lança à Peter un sourire malicieux.
- Savez-vous pourquoi je les inquiète tant ? C'est à vrai dire fort simple, ces personnes ont besoin que tout soit prévisible, que tout rentre dans une case bien précise et ait un but bien défini. Leur logique froidement rationnelle limite leur compréhension du monde et lorsqu'ils font face à quelque chose qui ne l'est pas, ils se retrouvent pris au dépourvu et incapable d'anticiper son comportement, alors ils collectent des informations, beaucoup d'informations, pour tenter d'établir un profil leurs permettant de prévoir les actions futures de la variable. Leur raisonnement est faussé dès son origine et nous sommes ici sur l’Échiquier, les terres de la folie, leur logique y est défectueuse par essence, ici tout n'est pas toujours animé par la raison et les variables n'ont parfois aucune explication.
Luna se demanda comment Peter interpréterait sa déclaration, il était probable qu'il arrive à la fausse conclusion qu'elle sous-entendait que sa présence dans la ville souterraine n'avait aucune explication. Ce n'était pas le cas et ce n'était pas ce qu'elle avait dit, elle s'était contentée d'affirmations générales et si le jeune homme en tirait de mauvaises conclusions, elle n'y pourrait rien, elle n'aurait pas à proprement parlé menti, juste induit son interlocuteur en erreur. Après tout le diable se cache dans les détails et la vérité aussi. La jeune fille se décala légèrement sur son banc et fit joyeusement signe à Peter d'approcher.
- Mais venez donc vous asseoir, si vous avez autant marché que moi, vous devez être exténué ! Ne vous inquiétez pas, je ne mords pas.
Luna le fixa avec attention, l'homme voulait des réponses de sa part, s'il pensait déjà les avoir alors il manquait de subtilité pour décrypter les paroles de la jeune lady et elle s’accommoderait très bien de son départ, elle n'avait après tout que peu de patience pour les imbéciles ! Néanmoins, s'il restait alors peut-être sa conversation serait-elle distrayante. Elle n'était attendue nul part et si sa présence avait été remarquée alors son objectif était déjà atteint et l'information remonterait sans aucun doute jusqu'à ses oreilles. Cette pensée lui arracha un sourire énigmatique.